Dans cet article, je vous propose d’aller observer l’envers du décor de notre pratique yoguique ainsi que les actes du quotidien. Je vous propose de nous faufiler dans l’envers du décor grâce aux entre-deux. Je ne vous apprends rien, un entre-deux, c’est la partie qui sépare deux choses semblables, ou deux parties d’un tout. Par exemple, un trou dans la chaussée n’existe que par ce qu’il y a des bords qui le définissent. Un espace-temps qui sépare deux dates anniversaires, est aussi un entre-deux. On peut donc définir deux dimensions aux entre-deux, l’une matérielle et l’autre temporelle.
Quelques exemples matériels
Du point de vue géographique l’espace qui sépare deux rives, est un entre-deux. Nous pouvons observer l’espace libre entre deux colonnes d’un monument ainsi que la jointure de deux pierres dans une construction qui sont des espaces intermédiaires. De manière plus évanescente, nous pouvons apprécier le chant des oiseaux grâce au silence qui sépare leur mélodie, ce qui est aussi un entre-deux.
Il y a aussi ces moments ordinaires , où l’on finit quelque chose et où l’on n’a pas encore commencé la suivante. Le repas se termine et l’on peut choisir soit de rester là quelques instants à savourer ce qui a eu lieu, soit de s’affairer à débarrasser la table. On peut constater que l’on a du mal à rester dans ce « rien », ce temps silencieux et non-actif, comme si l’on perdait quelque chose. À une époque où la moindre minute est comptée, rester dans ce « rien » relève de l’héroïsme . Ah le « faire » ! Nous avons tellement besoin d’activité, presque de réactivité. Alors le « rien faire » serait-il source d’inconfort ? En tous cas, dans notre monde actuel, il est source d’ambivalence – faire ou ne pas faire – et s’accompagne du duo émotionnel : bonne conscience – mauvaise conscience, bien-être – mal-être.
Quelques exemples temporels
Tout le monde s’est déjà trouvé dans la salle d’attente d’une gare, le quai d’une station de métro, la zone d’embarquement d’un aéroport, le trajet entre deux villes. On n’est plus chez soi et pas encore à destination. Dans ces lieux de transition, certains feuillètent une revue. Mais restons moderne ! On voit beaucoup de visages rivés à leurs écrans, le casque greffé sur les oreilles. Ces espaces seraient-ils lieu d’inconfort que l’on préfère fuir ou occuper pour ne pas perdre son temps ? A contrario, il y a des personnes qui adorent leur temps de trajet travail-maison, comme un sas leur permettant de mettre de la distance entre les choses. En tous cas, un flou temporel s’installe, une attente où le temps semble soit s’étirer, soit se suspendre. Nous sommes confrontés au temps subjectif, c’est à dire une forme d’altération du temps objectif : la montre.
La file d’attente à la caisse d’un magasin est aussi très intéressante, la longueur y est plus ou moins redoutée, voire calculée. Il est vrai que c’est un espace bruyant, agité, qui n’invite pas spécialement à la relaxation.
Nous avons tous connu l’expectative du résultat d’un examen : scolaire, administratif, médical ; la réponse à une demande ; l’attente de nouvelles d’un être cher. Bien sûr, le temps d’attente s’est considérablement réduit grâce à Internet : nous ne guettons plus le facteur. La technologie a évolué mais l’état intérieur humain n’a pas suivi à la même vitesse. Il n’y a qu’à regarder la tension de nos jeunes adultes face aux résultats de Parcoursup pour observer que l’état émotionnel est toujours là.
Donc ces entre-deux qu’ils soient matériels ou temporels sont souvent vécus de manière inconfortable voire inutile et parfois difficile émotionnellement. En effet, la durée c’est-à-dire l’impression subjective du temps, dépend principalement de l’activité de l’organisme, qui se manifeste à la conscience par les émotions ressenties.
Alors me direz-vous c’est intéressant tout cela, mais quel rapport avec le yoga ?
Réveiller le goût des espaces inutiles
Justement sur notre tapis, il existe de nombreux entre-deux qui sont la plupart du temps ignorés.
Que se passe-t-il après une posture ? Qu’en est-il du tsunami intérieur lorsque l’on passe de la position assise à celle debout ? Si on laisse les sensations émerger , chaleur, fraîcheur, picotements, légèreté, etc. apparaissent. Dans cet entre-deux poses se révèlent la puissance de la posture et la saveur de nos potentiels.
Pour nous, pratiquants de pranayama ou simples mortels, l’observation de notre respiration est pleine d’enseignements. Nous avons tellement l’habitude de croire que les deux mouvements d’inspiration et d’expiration sont « collés » que l’on n’imagine pas qu’il y ait de l’espace entre eux. Pourtant en observant de plus près, il y a bien un entre-deux. De quelle nature est cet infime laps de temps entre deux respirations ? Serait-ce vide ou plein, ou un vide plein de plénitude ?
Dans une assise méditative après que le brouhaha des pensées s’est calmé, il y a quelque chose de très inhabituel à faire. Il s’agit de s’intéresser non pas aux pensées car cela on sait le faire, mais de chercher à observer l’espace entre deux pensées. Le mental aime les histoires, les projets qui nourrissent son agitation, mais observer le silence entre deux pensées est très surprenant pour ne pas dire déstabilisant. Alors, quel est cet espace entre deux pensées ?
Toujours dans la méditation, des situations émotionnelles peuvent apparaitre, et là aussi, par une sorte de réflexe on a tendance à les fuir ou les saisir. Pourtant il existe une autre voie moins duelle qui est celle de se laisser traverser, ou dit d’une autre manière, de plonger dans la sensation qui est liée à l’émotion. Dans cet espace il y a une transformation qui va s’opérer. Ici, je mets immédiatement les réserves d’usage : il s’agit d’avoir une pratique suffisamment stable et d’être en capacité de pouvoir le faire dans une douceur et une bienveillance pour soi-même.
Ainsi sur son tapis, l’attention du yogi peut basculer du contenu : les sensations, les bavardages, les émotions vers le contenant : la toile de fond sur laquelle tout apparaît, et ce, entre autres, grâce aux entre-deux. La Chandogya Upanishad (VIe S av EV) dit « C’est au plus profond du corps que se perçoit une autre dimension ».
En oubliant le « faire » des postures, nous pouvons découvrir la saveur du « cheminer en yoga », un processus continuellement vivant qui donne du sens à l’existence toute entière. Le tapis est le laboratoire dans lequel on se donne à l’écoute de l’expérience puis nous pouvons vaquer à nos occupations en continuant de veiller sur cet arrière-plan de ressenti du corps.
Ouverture
Vous le savez peut-être, je peins et en peinture la lumière d’un tableau se révèle parce qu’il y a de l’ombre autour. Il y a d’ailleurs une technique qui s’appelle « peindre en négatif » c’est à dire que l’on peint le fond pour faire ressortir la forme. C’est une technique qui oblige à penser à l’envers, à concevoir le vide avant le plein. C’est une inversion du regard qui habituellement se porte sur les objets, sans se soucier de l’espace qui les porte. Que sont les étoiles sans un ciel nocturne ? La matière représente seulement 31 % de l’Univers. De quelle nature mystérieuse est faite l’immensité du non-connu ? Ne vous êtes-vous jamais demandé ce que révèle l’espace entre deux vagues ?
Dans cette observation de la nature qui nous entoure, il y a une interrogation majeure à propos de l’espace et du vide. Les entre-deux sont une interaction entre la matière et la non-matière, le grossier et le subtil. Il y a là un champ d’expérimentation incroyable pour le yogi qui sommeille en nous !
Vous pouvez lire la description d’une expérience yoguique de l’entre-deux, dans l’article La saveur de l’entre-deux