Il suscite une grande ferveur et son aura dépasse les frontières de l’Inde. « Maha Ganga », le Gange est considéré comme le plus sacré des sept fleuves sacrés* de l’Inde. Posée au centre de la vallée du Gange, sur sa rive gauche, Varanasi est un phare pour tous les pèlerins du monde, même pour ceux qui s’ignorent. Ville sainte, elle est connue sous plusieurs noms : Bénarès mais aussi Kashi, du sanskrit « Kash » qui signifie briller, resplendir. Kashi a donc pour essence la lumière.
C’est un endroit singulier où le mythe et le réel se chevauchent, où s’épousent le feu et l’eau.
L’origine mythique du fleuve
L’origine mythique de la descente du Gange sur terre est retracée notamment dans le Ramayana (chant II). Les 60 000 fils du roi Sagara, qui poursuivaient le cheval prévu pour le puissant sacrifice l’Ashvamedha*, le retrouvèrent près du sage Kapila. Malheureusement, ils troublèrent la contemplation du méditant. Kapila, une incarnation du dieu Vishnu, sortit furieux de sa méditation et posa sur eux un regard courroucé. Foudroyés, ils furent réduits en cendre instantanément. Les rites funéraires n’ayant pas pu être accomplis, les fantômes de ces malheureux errèrent sur terre. S’ensuivit une immense sècheresse entraînant famine et calamités. Dans la tradition indienne, il revient au fils ou à ses descendants d’accomplir les rites funéraires. Bhagiratha le petit fils de Sagara, était donc bien conscient de la dette due à ses ancêtres.
Il pria Brahma avec ferveur et accomplit de grandes austérités dont celle de se tenir sur une seule jambe, afin d’implorer la descente du Gange sur terre, car seules les eaux divines en baignant leurs cendres pourraient restaurer la paix de l’âme de ses aïeuls. Brahma touché par tant de dévotion, alla convaincre Akasha Ganga –le Gange céleste. La gracieuse déesse marqua d’abord des signes de réticence, puis elle consentit, un peu à contre cœur, à laisser ses eaux s’élancer vers la terre. Bhrama connaissant sa nature capricieuse et impétueuse, savait qu’il faudrait contenir ses flots violents pour ne pas balayer la terre entière. Il se rendit auprès de Shiva qui méditait sur le mont Kailash, et pria l’ascète de prêter son chignon pour ancrer les eaux fougueuses afin d’épargner la terre du terrible choc. Coulant dans les mèches nouées de son chignon, au contact de la tête du Yogi, Ganga se divisa en sept rivières pour accroître le contact si doux du visage du dieu ; elle en ressortit assagie. Shiva-Gangadhara –celui qui porte le Gange dans sa chevelure– échauffé par l’ardeur d’un tapas* extrême, fut comblé de la délicieuse fraîcheur. Shiva promit de garder Ganga éternellement sur sa tête.
Alors, Bhagiratha prit la tête du cortège des eaux en direction de Ganga Sagar où se trouvaient les cendres de ses ancêtres. Les eaux baignaient les plaines qui redevenaient fertiles, créant au passage des lieux saints et vénérés depuis sa source jusqu’à son embouchure. A la vue de Kashi, Ganga se recueillit longuement, s’abandonnant complètement au dieu Shiva. Elle reçut l’ultime bénédiction : l’initiation lui conférant les pouvoirs d’accomplir ici même les rites pour vivifier les cendres des 60 000 princes et accorder à chaque défunt la libération moksha*.
La puissance de l’eau
Le fleuve que nous appelons Gange est en sanskrit de nature féminine comme la plupart des mots qui expriment l’énergie, Sakti*. « Ganga » est considérée comme le « Tirtha des tirthas ». Tirtha a le sens de gué, de lieu de passage ou de pèlerinage : passage du défunt vers l’autre rive, glissement vers l’unité. Le rituel du bain est particulièrement recommandé dans l’ère sombre du Kali Yuga dans laquelle nous nous trouvons. Les écritures affirment que jamais le déclin n’affectera Kashi, conférant aux rites toute la puissance du Temps des origines.
La puissance libératrice de l’eau octroie d’infinis bienfaits au bain sacré. Il purifie et régénère le dévot, de même que tous ses ascendants, des mauvaises actions passées. Il a la vertu de brûler les manquements et donne accès à la délivrance du cycle de l’existence. Traditionnellement, le bain doit avoir lieu avant le lever du soleil. Le pèlerin s’approche pieds nus de Ganga, chargé d’offrandes de fleurs, de lumière, d’encens. Il s’asperge la tête et boit quelques gouttes, avant d’entrer jusqu’à la taille dans le fleuve afin que l’énergie du feu située dans Manipura cakra soit mise en contact avec l’eau. Puis, il s’immerge à trois reprises. De cette manière, les eaux chargées de la puissance mystique de Sakti conduisent l’homme vers l’absolu.
L’eau dans son cycle cosmique conçoit l’Univers comme une globalité. Depuis sa naissance dans les neiges éternelles, elle s’écoule sur la terre puis s’évapore dans le Golfe. Changement de phase de l’eau, allégorie de nos changements d’états intérieurs.
Le Jyotir Lingam
Shiva est associé au Gange et il est également associé à la cité sainte. Il existe de très nombreuses histoires où Kashi et Shiva s’amalgament.
Shiva peut être vénéré sous sa forme anthropomorphique, mais c’est sous la forme de lingam –pierre érigée de forme phallique– qu’il est abondamment adoré à Kashi-Varanasi. Un réceptacle de forme circulaire appelé yoni, destiné à recueillir les liquides offerts lors des rituels se trouve à la base de chaque lingam. Lingam et yoni symbolisent Shiva et Shakti, la conscience et l’énergie indissociables et complémentaires, unis dans une étreinte.
De toutes les représentations phalliques de Shiva, les plus précieuses sont les Jyotir Lingams. Selon la légende, ils se trouvent aux endroits où Shiva est apparu sous forme de colonne de lumière. A Bénarès, le temple de Vishwanath, « le seigneur du monde », aussi appelé « temple d’or », renferme l’un des douze Jyotir lingam d’Inde. Son entrée vient d’être somptueusement réaménagée, un large passage relie directement le temple aux ghats. Des centaines de milliers de personnes se pressent avec ferveur, en file indienne, dans une infinie patience pour recevoir le darshan* par une vision auspicieuse du lingam sacré.
La légende des Jyotir lingams
Une légende tirée du Linga Purana, raconte que Brahma –le créateur du monde et Vishnu–le préservateur se querellaient, chacun revendiquant être le seigneur suprême. Une terrible bataille s’ensuivit, plongeant l’univers dans la confusion et apportant de grandes misères aux être vivants. Shiva voyant cela, se manifesta en une fulgurante colonne de lumière et mit au défi les deux dieux de trouver le début et la fin de cette colonne. Brahma transformé en cygne, chercha dans les airs le sommet de la colonne. Vishnu transformé en sanglier creusa pour en chercher la base. Ni l’un, ni l’autre ne trouvèrent. Épuisés, ils revinrent au point de départ. A ce moment, la partie centrale de la colonne s’ouvrit et la manifestation infinie du pouvoir de Shiva se révéla. Brahma et Vishnu reconnurent Shiva comme étant l’Etre suprême.
Le pouvoir de la lumière
Le Jyorti lingam symbolise l’état éclairé de l’homme. Il représente l’Atman, l’âme. Entrer en contact avec l’énergie du lingam éveille la lumière de l’Atman, la lumière intérieure. L’être humain, pour une grande majorité, est absorbé par la vie matérielle et vit dans l’ignorance de sa nature profonde. Les lingams de lumière rappellent qu’il y a d’autres possibles. Les nombreux sadhus* que l’on croise sur les ghats* nous rappellent qu’il existe d’autres chemins de vie : une vie dédiée à la recherche spirituelle, faite de renoncement et d’ascèse.
La puissance divine agit à travers le feu et l’eau.
A Kashi où la délivrance suprême est possible, chaque Hindou aspire à venir mourir. Quand la vie est arrivée à son terme, c’est sur l’un des deux ghats réservés à cet usage que la cérémonie de crémation a lieu : feu rituel, offrande du corps à Agni le feu céleste. Le bûcher est dressé, environ 200 kg de bois. Le corps du défunt enveloppé d’un linceul recouvert de fleurs et visage découvert, est d’abord immergé dans l’eau du Gange. L’homme de la famille – fils, oncle, frère, tout de blanc vêtu fera plusieurs fois le tour du bûcher en récitant des mantras, versera dans la bouche du défunt quelques gouttes de l’eau du Gange avant d’allumer le feu. Dans une fumée âcre, la crémation durera plusieurs heures et les cendres de bois et d’os seront remis à Ganga, pour la libération finale. Toujours sur les bords du fleuve, dans les jours qui suivent, la famille continuera les cérémonies : lien profond de filiation vis à vis des aïeux, complémentarité des purifications du feu et de l’eau, continuité du visible et de l’invisible.
Ainsi la ville côtoie la mort, aux yeux de tous et en toute simplicité. De jour comme de nuit, la lumière des bûchers se reflète dans l’eau sacrée. Pour nous Occidentaux, il y a là une manière très puissante de nous transmettre une leçon de Vie. Dans ce lieu, tout est là pour nous faire réaliser ce que nous ne sommes pas.
Maîtres d’exception
Bénarès est depuis les temps immémoriaux un lieu où la quête intérieure est portée à son comble. De grands érudits, de grands sages, des éveillés tel le Bouddha ont enseigné à cet endroit. Des yogis ont consacré leur vie entière à l’étude et la pratique. Qui sait flâner au long des ghats, dans les ruelles étroites ou vers l’Université peut sentir l’influence de Shiva maître du yoga. Ou n’est-ce pas plutôt l’énergie spirituelle de ces grands saints, qui en effluves insaisissables vient éveiller le yogi qui sommeille ? Puissant stimulant qui donne au terme Yoga son sens profond : la quête de la suprême union avec le Divin.
Au soleil couchant, la cérémonie de ganga arati
Chaque jour de l’année, au coucher du soleil, face au fleuve, se déroule le rituel d’offrande du feu au Gange, mise en scène sacrée qui s’offre au regard profane. La cérémonie est portée par la ferveur de milliers de pèlerins massés sur les ghats ou sur les bateaux. Les brahmanes, tout de soie vêtus, dans une chorégraphie inspirée et synchronisée, effectuent les gestes ancestraux d’offrandes : de son, d’encens, de feu, d’eau, de fleurs, éventail en plume de paon, plumet. Gestuelle codifiée, effectuée en direction des quatre points cardinaux. Nul ne peut demeurer insensible à l’harmonie qui se dégage de leur danse méditative. Dans une intensité inouïe, le cœur s’émeut et la joie s’élève, mettant au diapason le visible et l’invisible.
La colonne de lumière sur les eaux réfléchie
La barque dérive dans l’air frais de cette fin de nuit. La lumière des ghats se reflète en lueur blafarde et indécise sur le gris du Gange, immobile. Doucement, dans cet espace intermédiaire entre la nuit et le jour, le lieu géographique et l’intériorité entrent en résonnance. Les remous de la barque impriment sur l’eau une vibration qui met en accord l’Homme et l’Univers, bien au delà de la forme tangible des apparences. La pleine lune apparaît au-dessus de Manikarnika ghat*, et se mire dans les eaux, pour venir se poser dans la chevelure de Shiva. Une écharpe de brume rosée emmitoufle la surface de l’eau. Les oiseaux suivent la levée du filet du pêcheur. Tout est simple et mesuré dans ces gestes millénaires.
Nous sommes au milieu du fleuve, entre deux rives, entre deux temps. L’aube se dévoile dans un lavis rose de garance où le gris de payne vire au gris colombe. Tout vibre, dans cette révélation par touches subtiles d’intensité et de couleur. Les gris se réchauffent, les roses se diluent en pigments orangés. L’aurore apparaît, fragile, dans la vapeur d’eau diaphane. L’astre gagne progressivement les hauteurs du ciel et se réfléchit dans l’immensité scintillante des eaux, en camaïeu jaune orangé. Le soleil se dépose dans la chevelure de Shiva.
Moment suspendu, le feu et l’eau réunis dans des noces célestes.
Moment de grâce, la colonne de lumière sur les eaux réfléchie, se dépose en paillettes d’or dans le lotus du cœur.
Annie
Glossaire
* Les sept fleuves sacrés de l’Inde : Le Gange, la Yamuna, La Sarasvati (fleuve mythique qui a probablement existé dans l’antiquité) l’Indus, La Godavari, la Narmada, la Kaveri.
* Ashvamedha : sacrifice d’un cheval, dans le cadre d’un rituel réservé aux rois pour étendre leurs possessions.
*Darshan : vision d’un dieu ou d’une déité, et aussi l’un des six systèmes philosophiques indien.
* Ghats : berges du fleuve aménagées en escaliers.
* Manikarnika ghat : lieu principal de crémation à Varanasi.
* Moksha : libération du cycle des existences.
* Sadhus : personne qui a renoncé au monde et se consacre à sa vie spirituelle.
* Sakti : dans l’hindouisme désigne l’énergie féminine créatrice.
* Tapas : ascèse, chaleur intérieure développée par les austérités et pratiques spirituelles.
Bibliographie
Mircéa Eliade, Le sacré et le profane, éd. Gallimard 1988.
Mireille-Joséphine Guézennec, Bénarès, éd. l’apart édition 2013.
Amina Okada, Le Gange fleuve des Dieux et des hommes, éd. AGEP 1990.
Le Linga Purana éd. en langue anglaise
Ramayana, éd. Albin Michel 2006