Le corps est-il une évidence ?
Le terme yoga utilisé aujourd’hui en Occident désigne la plupart du temps un yoga postural. Or tout yoga traditionnel vise l’union de l’individu et du divin. Par union, on pourrait penser qu’il existe deux entités distinctes, une dualité. Or c’est là une méprise. Nous ne sommes pas séparés de ce « bain de présence ». Toute la démarche consiste à reconnaître ce que nous sommes vraiment. Cette philosophie de la Reconnaissance est celle du Shivaïsme du Cachemire. Toutefois il ne s’agit pas de cultiver une philosophie de plus, mais d’explorer par une pratique axée sur le ressenti.
Nous commençons l’exploration par ce que nous connaissons, ou que nous croyons connaître, c’est à dire le corps auquel nous nous identifions. Depuis notre enfance les sens sont tournés vers l’extérieur, il y a donc un retournement à opérer.
Partons découvrir tout ce que nous ne sommes pas, pour que ce que nous sommes puisse se dévoiler.
« Je suis ce corps » ?
Nous commençons souvent notre histoire dans les bras d’une personne qui nous tient face à un miroir et nous dit « ça c’est toi ». Peut être que l’imposture commence ainsi. « Je m’appelle… », « Je suis née en France », toutes ces phrases tellement banales qui alimentent nos conversations. « Je voudrais être comme ceci ou comme cela », donc « Je » s’identifie avec le corps, sans le moindre doute, sans restriction. Le corps n’est il pas une évidence ? Je suis mon corps, il me porte dans l’existence, je le vis, j’ai du plaisir et je souffre avec lui. Tous les codes de la société reposent sur lui ; l’anatomie le dissèque ; la physiologie étudie ses mécanismes de régulation ; les tribunaux jugent ses agissements.
Nous vivons sur un consensus général qui considère le corps selon les canons de l’instant. Le corps ne serait-il qu’une fiction sociale oscillant entre amour exagéré et mépris ?
Nous avons bien un corps, mais sommes-nous un corps ?
Vous êtes bien d’accord avec moi, il existe bien « quelque chose » dans le corps qui sait que je ne suis pas seulement ce tas de chair : « j’ »aime, « je » souffre, « je » suis porté(e) à réaliser la beauté. La religion nous donne une clé et nous parle de la triade « corps-âme-esprit ». En étant nés en Occident, nous avons été imprégnés de cette notion à notre insu. Tant de philosophes, de mystiques se sont déchirés sur ces notions. Je les laisse à leurs débats. La démarche méditative est à l’opposé de la démarche discursive.
Depuis toujours « je » vis avec les choses que l’on m’a dites, et j’ai fini par les admettre ; mais ce ne sont que des notions de seconde main. « Le corps et la pensée sont complètement conditionnés. La seule liberté, c’est de voir ces conditionnements! » Eric Baret. Qu’en est il dans ma propre expérience ? Qu’en est-il dans l’expérience de « mon » corps, pas dans l’histoire que je me raconte sur lui, ni dans celle de l’histoire du monde véhiculé par des concepts, de la culture, du langage, des religions.
Eclosion de conscience
« Le dedans, qu’est-ce ? » [Henri Le Saux], oui qu’est-ce ?
Nous avons tous un corps, et nous pouvons partir de là. Non pas le corps que l’on étire ou que l’on muscle pour devenir une version plus performante de soi-même, ce qui a pour conséquence de renforcer le personnage. Le corps vivant, le corps de sensibilité, le corps que l’on écoute avec les « oreilles du cœur », que l’on explore par la tactilité interne. « Je » découvre dans un constat sans appel : c’est dans ce corps même que se vit le processus. De quoi s’agit-il ? C’est un cheminement dans lequel on apprend à désapprendre, où l’on se prend parfois les pieds dans le tapis, pour mieux y revenir. Vivre le corps à travers la sensation qui s’exprime. Accueillir ce qui est là, réaliser que je peux vivre en dehors du cadre obsessionnel des pensées. Accueillir la sensation à travers les cinq sens, sans vouloir que ce qui se produit soit autrement.
La sensation est là, et un blabla intérieur commente : c’est chaud dans mon pied, et toc le corps se redensifie. La sensation est là, le blabla intérieur murmure la liste de ce qu’il y a à faire plutôt que de rester planter là sur le tapis, et toc une contraction se produit et le personnage réapparait. C’est comme une forme de sécurité du connu qui émerge. Ok, le personnage est réapparu, alors comment c’est « un personnage » dans la sensation ? Il y a une densification qui s’est produite. Où ? Je « descends » explorer. Est ce que cela a une limite en bas, à droite, à gauche, dessus ? En fait, « je » découvre que la sensation n’est plus serrée et dense, il y a une expansion, c’est comme si la peau du personnage vécu par l’intérieur était poreuse, si vaste, sans limite. La sensation qu’« il y a quelqu’un qui existe » est là au même titre que la sensation dans le bras. C’est un premier choc. Et puis, le pouvoir hypnotique du monde revient et avec lui « je suis » : c’est une imprégnation très forte. Il faudra recommencer encore et encore, car les conditionnements ont la peau dure.
Alors, vous me direz, ça c’est quand tout va bien, mais en ce moment je traverse une crise émotionnelle, j’ai mal, je ne vais pas sur le tapis c’est trop douloureux. Certes, mais c’est toujours le corps qui éprouve la Vie, que les événements soient classés par le mental comme agréables ou désagréables. Toute expérience de plaisir ou de douleur est vécue à travers les sens. Rester immobile dans le mouvement, se laisser traverser, c’est là tout le challenge, avec une magnifique opportunité de compréhension non-intellectuelle à la clé, car la sensibilité va progressivement s’affiner et les résistances s’estomper. Nous expérimentons le passage du « je souffre » [forte crispation], à la dessaisie douce « il y a de la douleur en moi, elle est ici » puis nous expérimentons « la sensation de la douleur (froide, chaude, dense…) », qui est simple mouvement. Nous expérimentons simplement la richesse de la vie qui pulse, une paix, un rien, un tout. Lorsque l’on cesse de vouloir se raccrocher à une histoire, on expérimente que les sensations sont absolument toutes sur un même et unique plan. A ce point, il y a un saisissement. Un retournement se produit. Ce n’est plus quelqu’un qui vit mais le corps est vécu dans la transparence et le « je suis quelqu’un » s’effondre dans la Vie, dans la pulsation de vie. Il y a Reconnaissance. Le personnage s’efface et pourtant les phénomènes y compris le corps, apparaissent : MERVEILLE !
TAT-VAM-ASI « Tu es cela… » disent les Rishis védiques.
Une immense gratitude aux maîtres vivants (E. Baret, Annie au cœur de la Joie) qui pointent la direction du véritable guru.
Annie
Article paru dans la revu Infos Yoga n° 136